Les Chroniques de Valentin

M. Art. Tôt.

J’étais à un anniversaire. Une crémaillère. Une fête pour une occasion quelconque. Dans un jardin à la campagne. La nuit était tombée tôt malgré l’été, et nous avions quitté l’odeur de viande brûlée issue du barbecue et l’ombre des arbres fruitiers pour nous réfugier à l’intérieur. Là, assis sur des coussins posés par terre autour d’une table basse Ikéa, je sirotais une bière en discutant avec un mec de Paris. On parlait d’appareils photo. Je bavais comme un chien de pauvre sur son réflex numérique. Je l’essayais quelques minutes. Histoire d’immortaliser quelques portraits. Dont celui de M.

M. m’avait plu tout de suite. Je ne l’avais jamais vue auparavant mais en réalité nous connaissions les même personnes depuis des années, et à chaque fois qu’elle était à un moment social, je n’avais pas été là, et vice-versa. Si bien que sans le savoir nous nous étions évité poliment pendant des années. Elle était grande. Belle. Élancée comme un épicéa centenaire. Nous avons un peu discuté. J’étais amoureux avant la fin de la première phrase. Je me sentais con. Bien plus vieux qu’elle, plus moche aussi, je ne tenais clairement pas la comparaison.

Il faut savoir que je bois peu. Ou alors sans alcool. L’alcool à haute dose me fait mal aux tripes. Et ne m’a jamais aidé à me sentir mieux en ce monde pourri. J’ai jamais vomi. J’ai rampé c’est sûr. Mais jamais vomi. Je supporte mal l’alcool, j’aime pas ça. Ou plutôt lui ne m’aime pas. Je m’en plaint pas plus que ça, mais dans une société basée sur le bourrage de gueule c’est parfois difficile. Et comme l’alcool est sensé être un lubrifiant social, ça peut poser problème. Surtout que pour dire à un canon comme M. qu’elle me plaisait il m’aurait fallut plus d’un semi-remorque d’eau de vie. Alors une bière, ou même deux, ou même vingt, ça aurait pas changé grand chose. J’étais mal barré.

Je sais pas comment je me suis démerdé mais j’ai réussi à me retrouver assis à côté d’elle, dans un coin de la pièce. J’avais peur. Mon cœur battait comme une machine qui s’emballe. Et pourtant à un moment, peut-être par erreur, peut-être volontairement, je ne sais plus, nos jambes se sont touchées. Une fois, deux fois, trois fois. Et sans mouvement de rejet de sa part. Je continuais. Nous nous sommes touchés. Pieds. Jambes. Mains. Je devais être rouge comme si j’allais exploser. Je transpirais à grosse goutte. Mais je tentais de ne rien laisser paraître et continuer à converser avec les autres. Pour rester discret et que ce qui se passait sous la table ne se voit pas trop.

E. était là. C’était une de ses amies proches. Et la mienne aussi. J’ai toujours aimé E. On n’a jamais baisé. Pas que ça m’aurait gêné, mais ça n’est jamais arrivé. Mais je l’ai toujours aimée. Comme une amie. Comme une sœur. Comme la personne qui m’a aidé à sortir de la merde. Comme la camarade qui m’a offert un toit, un lit, un repas et du réconfort quand j’étais seul et désespéré. Je ne voulais pas qu’elle nous voit. E. m’avait mis en garde. Elle savait comme je suis avec les filles. À tomber amoureux plus vite qu’un concorde. Et à ne jamais vouloir lâcher prise. Elle avait aussi mis M. en garde. Je crois que E. n’aime pas trop que j’ai plusieurs filles en même temps. Mais c’est comme ça, je ne peux pas m’empêcher.

Avant que M. ne parte, nous nous sommes embrassés. J’étais maladroit et impatient comme un collégien. Nous sommes ensuite restés en contact et ce n’est que quelques semaines plus tard que nous nous sommes revus.

C’était chez E. je crois. Sur un matelas qu’elle avait rajouté dans sa chambre. Nous avons fait l’amour. Je me sentais bien serré contre elle. Je ne savais pas m’y prendre. J’ai toujours été incapable avec les femmes au lit. Souvent j’ai même pas envie de baiser. Et quand j’ai envie c’est nul à chier. Je jouis trop rapidement, je roule sur le côté et je ronfle. Un vrai naze.

M. était folle. Le genre de folie douce qui me plais, le genre de folie qui t’entraîne un jour à traverser un pays, un continent, pour la voir et réaliser une idée fantasque. Elle était artiste. Ses cheveux suivaient les saisons ou les humeurs. Je n’en revenais pas. À chaque fois que j’étais avec elle je pensais que bientôt je me réveillerais de ce rêve. Elle était belle, sensuelle, intelligente, cultivée, drôle. Je me sentais tellement nul avec elle. J’étais timide. Peureux. À côté d’elle je suis un déchet. Déjà que d’habitude je ne suis pas beaucoup plus qu’un étron.

Je ne comprenais pas ce qu’une beauté pareille faisait avec moi.

Une fois nous sommes allés à un dîner. Les autres mecs la reluquaient, la bave aux lèvres. J’étais dégoûté, j’avais envie de les frapper. Les connards. Avais-je aussi été comme ça quand je l’ai rencontrée ? Est-ce que j’étais aussi comme ça quand une jolie fille était proche de moi ? J’ai espéré très fort que ça ne soit pas le cas. M. dansait. Un ami proche est venu me voir et m’a dit « tu nous a tous étonné ce soir. On ne pensait pas que tu pouvais ramener une fille pareille. » On dirait un compliment mais c’était une insulte. Une manière de dire que je ne la méritais pas. Que j’étais qu’un pauvre naze moche et qu’elle perdait son temps avec moi. Le sale con. J’aurais bien aimé lui trancher la gorge avec un tesson de bouteille pour lui apprendre la politesse. Mais les convenances sociales m’ont retenu.

Nous sommes rentrés chez moi. Nous avons regardé le soleil se coucher au sud de l’océanie dans un film d’aventure. Puis nous sommes allés nous coucher. Son corps était là, nu, sur le lit. Son dos était immense, j’essayais de m’en souvenir pour pouvoir en faire une carte dans ma mémoire. Pour quand je serais seul. Pour voyager sur son dos quand je serais à trembler dans le coin d’une pièce. Pour quand je me sentirais vide et abandonné et que je me masturberais. Je penserais à son dos, sa nuque, ses fesses, son sexe, son ventre, ses seins, ses hanches. Je ferais le tour des points cardinaux. Et je me dirais qu’un jour une fille comme elle m’a trouvé suffisamment intéressant pour s’offrir à moi.

Et que j’aurais été assez con pour lui chuchoter à l’oreille, quelques mois plus tards, que je l’aimais. Et que c’est toujours vrai, des années plus tard.

M. me manque. M. me hante. Je me demande ce que M. fait. Qui sont ses amants, ses maîtresses, quelle est la couleur de ses cheveux, la teneur de ses pensées, de son art, de sa folie. Je me demande si je reverrais M. Je l’espère, chaque jour.