Je me demande si je suis un flotteur. Ou une bouée.
Je me demande si je suis un flotteur. Ou une bouée. Un truc qui flotte au gré de l’eau, qui traîne sur l’océan infini, sans intention, sans direction, sans volonté propre. Un vieux morceau de bois qui dérive de jour en jour dans n’importe quel sens. Dans n’importe quel cap. Sans gouvernail, sans moteur, sans rien pour me guider, sans rien pour avancer, je flotte. Et quand je m’ennuie je regarde le fond de l’eau. Et je n’y vois rien.
Ce qui me donne cette impression. C’est que chaque fois qu’une fille se noie elle se raccroche à moi. Submergée par son chagrin, inondée par sa solitude, ou enfouie dans ses questionnements, elle m’attrape au passage. Comme si j’étais les garde-côtes, que j’allais héroïquement la sauver de la froideur des eaux et la ramener sur la terre ferme. Sauf que je ne suis pas une vedette ou un hors-bord, je suis une bouée. Je ne vais nulle part, et elle n’ira pas plus loin avec moi. C’est pas que je refuse d’aller quelque part, c’est que je ne peux pas, car je n’y ai aucun intérêt. Je ne la sauverais pas, elle qui est perdue dans sa solitude, dans son métier qu’elle hait, dans sa famille qui la rejette, dans ses amis qui n’ont aucun intérêt, dans ses amants qui s’endorment en ronflant. Je ne ferais rien que la soutenir un moment, comme le ferait une poutre pourrie qui flotte à la surface, mais je ne suis pas une bouée de sauvetage, à moi aucune corde n’est attachée vers un cargo qui la ramènera au monde civilisé. Aucun touriste du haut de son paquebot ne la remarquera mieux pour héler à l’aide. Je ne suis même pas une bouée de signalisation, je n’ai pas d’ancre qui me retient à un endroit précis, repérable, noté sur une carte. Je n’ai pas de position, car je n’ai pas de domicile fixe.
Et quand je serais désagrégé, ou quand il y aura trop de filles qui se seront accrochées à moi, ou quand une vague plus haute m’engloutira. Quand je coulerais au fond de l’eau, là où tout est noir. Quand je disparaîtrait tel un vieux Titanic dont personne n’écrira le moindre article, et où personne ne jouera du violon. Elles resteront plantées là. Pas plus avancées, et probablement encore un peu plus perdues. Qu’avant de me rencontrer.
Car on ne s’attache pas à moi.