Les Chroniques de Valentin

Il n'y aura rien à gagner ici

Je me sentais comme le biographe de mes propres pensées. Comme la voix off qui réciterait en temps réel mes humeurs. Comme si ma vie ne m’appartenait pas vraiment.

J’étais assis sur la jetée. Au bord du lac de sel. Regardant à l’horizon se perdre l’étendue blanche et désolée.

Je pensais difficilement. Comme quand on respire difficilement, après un coup de poing dans la poitrine. Qui vous laisserait essouflé pour quelques longues minutes. Avec la sensation désagréable d’étouffer, de laisser s’échapper avec regret son dernier souffle sans avoir rien fait pour le retenir.

Mes pensées s’essouflaient avant de mourir sur le bord de ma conscience, me laissant l’amère sensation d’être désséché, vide et fatigué. Comme si je n’avais plus rien à me raconter. Plus rien à imaginer. Plus rien à rêver. Que je n’avais plus qu’à me résigner et subir la monotonie du monde. Qu’il ne me restait plus que les automatismes de ce qui semblait avoir été, un jour, la vie. Que je ne pouvais plus qu’aligner inspiration et expiration, sans fin, sans rien espérer. Sans plus jamais avoir le souffle coupé après que tu ne veuilles plus me parler. Le souffle court après avoir échangé un regard avec toi. Le souffle chaud après que tu ai caressé mes hanches de tes mains.

Tout est question de respiration me disait-on. Question de rythme. De savoir inspirer. Puis expirer. Lentement. Consciencieusement. Il fallait savoir respirer avec le ventre. Mais ce n’est plus possible. Je ne respire plus que comme un respirateur artificiel. Avec mes poumons, simples machines de chair qui se gonflent et se dégonflent alternativement, comme des ballons fatigués. Car le ventre ce n’est plus possible. C’est là que tu as creusé ton absence. C’est là que tu as laissé un abîme béant, comme à chaque fois que je devais te quitter. Te laisser au bord de la route. Comme un animal qu’on abandonne, à regrets, en espérant quand même le revoir au prochain tournant. Car la route continue. Mais le trou dans le ventre reste. Le souffle ne repart jamais vraiment comme avant.

Au loin la jonction du ciel bleu et du blanc de la mer de sel évoquait le vide qui rongeait mon être avec habitude et aliénation. Et cette cadence proche du balancier de la pendule. Tic. Tac. Chaque seconde passe et chaque aspiration d’air se faisait plus longue, plus légère, jusqu’à vouloir disparaître totalement.

J’essayais pourtant difficilement de reprendre raison. Je rappelais en moi les souvenirs. Les mémoires. Un sourire. Une parole de trop ou de moins. Quelque chose que j’aurais dit et qui m’aurait semblé cruel et ridicule après-coup. Mais ça je n’avais pas osé te l’avouer. Je tentais de retracer le parcours qui m’avait mené là. Mais rien ne venait. Car j’étais sec, comme le désert autour de moi. Et la nuit qui venait me border me glaçait le sang.

Ici, au bord du lac de sel, loin de tout, loin de moi, je ne savais plus si je t’aimais, ni qui tu étais, et je m’en voulais d’avoir oublié. De ne pas avoir combattu. Violemment et longtemps, avec une insistance telle que dans un autre contexte j’aurais reçu médailles et honneurs. Mais la vérité est que j’ai cédé tout de suite. Sans opposer la moindre résistance. Je n’ai pas protesté. Je n’ai rien dit. J’ai juste attendu que ça passe. Et il ne s’est rien passé. Rien d’autre que l’oubli, le néant et le trou béant que tu laisse dans mon ventre.

Comme si du ponton j’étais tombé à l’eau et qu’un requin m’avait arraché les entrailles. Silencieusement. Sans un cri. Sans un bruit. La mer aurait été tachée de rouge dans un océan de bleu. Mais il n’y a plus d’eau ici depuis longtemps. Pas de requins. Pas de sang, pas de rouge. Et le seul bleu qui reste est celui du ciel. Immense et écrasant. Étouffant. À en couper toute pensée, toute imagination, tout rêve, jusqu’à celui de pouvoir un jour peut-être t’embrasser de mes bras nus, te serrer à t’en faire craquer les os. Car rien n’aurait été plus important.

Rien n’aurait été plus important. Sauf le vide qui se déverse de mes poumons. Et la douleur de ton absence dans mes entrailles.

Je n’ai plus rien à gagner ici. La mer blanche se fout bien de moi.