Les Chroniques de Valentin

Un jour je serais un homme (archive, 2001)

« Un jour je serais un homme.
Un autre jour je serais libre.
Alors peut-être que je deviendrais un homme libre, si ces deux jours se croisent. »

Quentin ouvrit péniblement les yeux et regarda l’affichage de son réveil. Il était sept heures du matin. La nuit commençait à rebrousser chemin. Quentin repoussa d’un geste lent les draps et les couvertures qui l’attachaient au lit. Il s’assit au bord du lit, médita quelques secondes et se leva d’un coup sec. Il marcha vers la fenêtre. Dehors la neige continuait de tomber sur le goudron froid de la rue. Tout était blanc, les voitures, les arbres les maisons, le ciel… Tout était blanc, sauf les gens.

Les gens, toujours gris et mornes, marchent en regardant leurs pieds. Les gens ne sont jamais joyeux. Les gens sont toujours tristes. Ils ne parlent pas. Il ne disent pas "bonjour" en passant. Ils ne sourient pas. Ils ne rient pas. Ils ne pleurent pas non plus. Les gens sont tristes. Les gens n’aiment pas. Les gens n’aiment rien. Leurs visages sont blancs, ternes, et leur manteaux noirs. Leurs yeux sont fatigués, cernés, entourés de noir.

Quentin n’aime pas les gens. D’ailleurs Quentin n’aime personne. Mais il souris. Il souris et ouvre la fenêtre. Il va chercher une chaise et revient avec elle. Il pose la chaise devant la fenêtre. Il met un puis deux pieds sur la chaise. Il se hisse tant bien que mal et se redresse en manquant de se cogner contre le haut de la fenêtre. Il monte lentement un pied sur le bord de la fenêtre. Il reprend longuement son souffle et monte le deuxième pied. Il s’assis sur le bord de la fenêtre, dans la neige. Il a froid.

Il regarde sous ses pieds les deux étages qui le séparent du sol. C’est haut. C’est proche. C’est loin ? Il ne sait plus. Son sourire s’efface et ses yeux se brouillent. Il essuie la larme qui commence à couler sur sa joue. Les gens continuent de passer en bas. Comme ils sont petits. Comme ils sont grands. Comme ils sont laids. Comme ils sont beaux. Comme ils sont gris. Comme ils sont…

« Quentin ?  »
Julie apparaît derrière lui, dans l’ombre, à la place de la porte. Elle se retourne pour refermer la porte derrière elle. Quentin se retourne et elle se retourne en même temps. Il se contemplent pendant quelques dizaines de secondes qui durent encore. Ils se regardent de la tête au pieds. Quentin porte une chemise bleue à fleur jaune et un vieux jeans trop court. Julie porte une chemise blanche qu’elle à emprunté à Quentin. Elle s’approche de la fenêtre, monte sur la chaise puis escalade la fenêtre et vient s’asseoir à côté de Quentin.

« Quentin ? Qu’est-ce qu’il y a ?  »
Il désigne du doigt les gens qui passent en bas, dans la rue. Elle remue la tête pour signifier qu’elle comprend. Elle lui prend la main. Il se tourne vers elle et s’efforce de faire un sourire qu’il veut sincère. Il la prend dans ses bras, la serre le plus fort qu’il peut et lui fait un baiser sur le front. Puis ils se serrent la main encore plus fort, presque à en avoir mal. Ils se lèvent, regardent droit devant eux. Ils échangent un dernier regard complice. Et ils font un pas en avant.

« Un jour je suis un homme.
Un autre jour je suis libre.
Alors peut-être qu’aujourd’hui je suis un homme libre, car ces deux jours se sont croisés. »