La déprime des oiseaux
Il est vingt heures et vingt sept minutes. Valentin pense à Léa. Hier il a skié toute la matinée. Mais contrairement à avant, quand il avait skié il y a trois ans avec sa classe, il n’a ressenti aucun plaisir à descendre les pentes neigeuses, juste de la douleur et un corps raidi par le stress. Lui qui comptait se détendre et s'éclater sur les pistes cette semaine, c’est mal parti. Il a l’impression que quelque chose en lui est parti, que quelque chose est mort. Léa lui a déjà dit qu’il avait perdu son âme d’enfant et Valentin ne voulait pas y croire, mais là il commence à y croire. C’est triste à dire mais il est en train de s’aperçevoir qu’il a grandit, qu’il n’est plus un enfant, et que la réalité est dure comme le béton. Il est en train de réaliser que grandir ça fait mal et ça n’apporte pas grand chose. Pourquoi ? Pourquoi a-t-il grandit ? Pourquoi n'éprouve-t-il plus de plaisir pour rien ici-bas ? Tant de questions qui restent sans réponses.
Valentin n’aime pas grandir. Valentin s’est perdu. Il a perdu une partie de lui-même, sûrement sa plus grande partie. Mais comment remplacer ce vide ? Comment combler ce trou béant qui s’est ouvert en lui ? Valentin à d’autres rêves, d’autres préoccupations, d’autres projets, des trucs d’adultes, des trucs qu’il trouve impersonnel, des trucs qui ne sont pas vraiment à lui. Valentin entrevoit le futur. Il voit. Lui. Stressé. Diplômé Bac plus deux. Un petit boulot tranquille. Bien stressant. Un patron stressé. Bien stressant. Des collègues stressé. Bien stressant. Une femme stressé. Bien stressant. Des enfants insouciants. Trop stressant. Le monde a-t-il été créé pour être stressé ? Le stress est-il le but ultime de tous ces consommateurs cannibales ? Réfléchir à l’avenir ? Trop stressant.
Valentin préfère vivre plutôt que d’en faire semblant. Valentin commence à être de plus en plus stressé. Des études stressantes, une relation de couple dont il faut toujours faire attention qu’elle ne bascule pas, des relations humaines aseptisées d’hommes bien stressés, des filles dont tout le maquillage ne suffit plus à cacher le visage crispé par le stress. Tous ces gens auraient bien besoin de prendre le temps de vivre. Valentin commence à s’aperçevoir qu’il ne prend plus le temps de vivre, qu’il est happé par cette civilisation stressée et stressante, par cette triste euphorie qui conduit tout le monde à vérifier son budget pour voir si on aura assez de fric pour payer son cercueil. Ce monde de dingues où l’entraide et la solidarité ne sont plus que des utopies de quelques marginaux considérés comme psychiquement impropres à la consommation. Tout est analysé, examiné, regardé, noté, disséqué. Tout est fait pour faire oublier à l’homme que sa vie c’est de la merde et qu’il est trop tard pour en sortir. Derrière le papier peint rose il y a toujours du crépit pourri. On rajoute toujours des couches de peinture pour cacher cette putain de réalité qui nous fait peur.
Bernard Loiseau c’est suicidé aujourd’hui. Putain on s’en fout. Quinze minutes de reportage à la télé, avant même de parler de l’Irak. Des gens se suicident tous les jours. Est-ce qu’on fait du bla bla 15 minutes par jour à la télé pour tous les gens qui se jettent sous le RER ? Ah oui mais ce cher Bernard fait partie de la sphère mondaine. Un grand cuisinier, si si c’est prouvé, Michelin lui donne trois étoiles. Ah alors si Michelin le dit, c’est forcément vrai. On juge l’importance des gens au nombre d'étoiles qu’on leur donne sur un bout de papier. Il n’y a pas eu de reportage télé quand Benoît s’est suicidé. Pourtant il était important pour Valentin. Mais Benoît n’avait pas d'étoiles sur ce putain de papier. Alors Valentin s’en fout de Bernard. Valentin emmerde Bernard. Va te faire foutre Loiseau, maintenant tu vole vers d’autres cieux, loin de ce monde de fous.
Léa n’a pas répondu aux messages de Valentin aujourd’hui. Elle est chez une amie. Valentin a peur. Et si en revenant lundi, Léa lui annonçait qu’elle le quittait ? Valentin ne supporterait pas le choc. Valentin pense qu’elle est la seule chose qui le retient sur cette terre. Mais il sait très bien inconsciemment qu’il ne pourra jamais se suicider, il tient trop à cette petite vie de merde. Pourtant c’est si facile, en finir, arrêter de souffrir et de faire souffrir. Valentin pense à lui et à Léa. Ca fera bientôt cinq mois. Cinq mois ça commence à devenir sérieux comme relation. Il pense à plus tard. Lui petit mari tout con, avec son petit boulot tout con, rentre à la petite maison toute bête, dans une petite banlieue toute grise, ouvre la porte, embrasse ses gosses, dit bonsoir à Léa, peut-être un baiser même si c’est un bin jour, se met les pieds sous la table, allume la télé, bouffe et va se coucher. Quelle vie de merde. Valentin ne veut pas devenir comme ça. Valentin ne veut pas faire partie de cette population de fantômes, des gens qui ne se parlent presque pas, ne se regardent pas, vivent comme des bouts de viande en attendant leur mort.
De toutes façons on va tous crever. C’est pas une raison. Valentin ne deviendra pas un zombie de plus. Est-ce que Léa répondra à ses messages ? Quand ? Est-ce qu’il doit l’appeller ? Aujourd’hui Valentin à acheté une carte postale pour Léa, elle représente trois marmottes devant une montagne. Comme Léa. Une petite marmotte. Peut-être que Valentin enverra cette carte ? Peut-être pas. Qu'écrire dessus ? Tiens, Léa viens de lui répondre. Un message d’espoir dans ce broyage de noir quasi-industriel : "Courage". Merci Léa. Demain Valentin ne fera pas de ski, pas plus qu’aujourd’hui. Ici la neige est dégueulasse : grise, polluée, avec des emballages de chewing-gum, merdes de chien, traces de pisse animale ou humaine… Ici la neige n’est pas pure, elle se vend au kilo, comme phénomène commercial de la montagne. C’est dégueulasse. On en mangerais.