Taedium vitae
Cléa moc.liamtoh@toc_aelc
Allez Valentin, on révise son bac ! Tu es en plein questionnement philosophique, et tes profs ne le savent même pas !
Rivarol appelle dans son Dictionnaire (1828) le rapport, étymologique, de la mélancolie et de la bile noire, et complète sa notice par une notation déjà en partie positive : "Amour de la rêverie, de la solitude ; chagrin sans cause ; tristesse habituelle". La mélancolie n’est plus une maladie subie, mais élue. La tristesse de ne pouvoir faire de l’action la sœur du rêve, ce dont Chateaubriand, Vigny, Musset, Hugo ont souffert différemment dans la nostalgie de "l’épopée impériale", les écrivains la revendiquent comme une façon de concevoir l’existence. La mélancolie est une réponse, digne, à leur exil social. ..Et ta désertion lycéenne s’en trouve justifiée (je sais que tu indiques que c’est de la fiction, mais tes textes récents m’ont interpellés en ce sens…et puis sinon ça fout mon commentaire à l’eau !).
Lamartine se demande pourquoi son "âme est triste", dans le poème 9 du livre III des Harmonies poétiques et religieuses ; il énumère les questions qui justifient, à l’époque, la complaisance à la mélancolie : "Et qu’est-ce que la terre ? (…) Et qu’est-ce que la vie ? (…) Et qu’est-ce que la gloire ? (…) Et qu’est-ce que l’amour ?". Bien sûr, chaque réponse proposée est dépréciative : la terre est une prison flottante; la vie, un court étonnement ; la gloire, "une dérision de notre vanité" ; l’amour serait tout, "s’il ne devait finir". Cette suite interrogative n’est pas seulement rhétorique : l’existence est vécue comme une question sans réponse acceptable.
« Entre le non dérisoire et le oui désabusé, la mélancolie établit son royaume. Lucide et sans pouvoirs, la mélancolie sait apercevoir admirablement le malheur et la folie du monde, mais elle ne sait pas surmonter son propre malheur, qui consiste à ne pouvoir passer de la connaissance aux actes. Le théâtre du monde est devenu pour elle l’amphithéâtre d’anatomie : elle sait disséquer l’innervation de la souffrance dans ses plus fins rameaux. Et dans ce cadavre qui lui livre tous ses secrets, c’est sa propre mort qu’elle explore par anticipation."
Jean Starobinski
Il y a bien évidemment beaucoup plus à dire, mais il est 3h52 du matin, et c’est ton site. Concernant ton avertissement, c’est une bonne chose : certains (mineurs ou non) pourraient se méprendre sur le sens de la mise en ligne de ce texte (cf les polémiques sur les sites exhortant au suicide, qu’effectivement des âmes fragiles peuvent lire, et qui ne sont pas à même d’en saisir la portée).
Allez, un petit dernier pour toi :
« L’ennui est la sensation physique du chaos, c’est la sensation que le chaos est tout. Le bâilleur, le maussade, le fatigué, se sentent prisonniers d’une étroite cellule. Le dégoûté, par l’étroitesse de la vie, se sent prisonnier d’une cellule plus vaste. Mais l’homme en proie à l’ennui se sent prisonnier d’une vaine liberté, dans une cellule infinie. »
Fernando Pessoa, Le livre de l’intranquillité.