Les Chroniques de Valentin

Les doigts brisés

J’ai les doigts brisés, démembrés. Ils sont en charpie. Massacrés, écrasés, broyés, transformés en steak haché. Mes doigts sont informes, difformes, déformés, malformés. Ca suinte le sang et les os broyés comme les oeufs sont brouillés. La peau se plisse, glisse, découpée, déchirée, décharnée.

Je suis handicapé des doigts parce que mon cerveau pourri. C’est la relation directe entre mon cerveau et mes phalanges qui est compromise. Ca c’est infesté de cafards. Ca pue la décharge publique. C’est tout moisi. Ca sent le rat crevé. Ca fond comme de la guimauve au soleil.

Je contrôle plus rien. La communication s’est rompue. Dans les deux sens. Mes doigts n’écrivent plus. Mon cerveau ne pense plus. Mes doigts ne pansent plus. Mon cerveau n’écrit plus. C’est un problème majeur. Quand la communication se coupe. Que tout se déssèche, vieillis, moisis. C’est pas comme si c’était important d’écrire. Pas du tout comme si c’était vital. Genre une seconde bouche, mais avec de l’encre.

Je sais pas comment c’est arrivé. A un moment j’ai plus su comment écrire. Ou quoi écrire. Ni pourquoi écrire. Y’avait toujours cette guerre des mots dans ma tête. Ce bordel de phrases, de mots, d’idées qui s’enchevêtrent ensemble, qui se battent, s’aiment, se parlent ou s’ignorent. C’était toujours là. Plein de trucs dont on se dit qu’il faut qu’ils s’écrivent. Mais ils ne s’écrivent pas tout seul. Ou plus. Ca ne sort plus. C’est même pas la page blanche. C’est avant ça. C’est l’absence même d’envie. Mou comme du chamallow. Et même pas envie de griller.

J’ai les doigts brisés. Ils ne courent plus sur le papier et le clavier comme s’ils se poursuivaient. Comme des gamins qui jouent à qui cours le plus vite. A lequel dira le mot le plus marquant, le plus intéressant, le plus invraisemblable. A celui qui fera le point final.

C’est mort. Cimetière de mots. D’idées pourries. De phrases toutes faites. De concepts dégueulasses. De trucs qu’on voudrais même pas lire dans le fond des chiottes. Rien d’intéressant. Que du remplissage. Des conneries pour bobo avarié. De la branlette de cervelle. A la limite d’écrire du Bénabar. C’est dire à quel point c’est bas.

Comment tu panse tes plaies. Comment tu veux guérir tes doigts si t’en a rien à foutre ? Si ton putain de cerveau est amorphe comme un télétubbies ? Comment tu veux pouvoir encore vibrer, aimer, pleurer, ressentir au moins un peu en lisant tes textes si tu te branle la nouille en attendant que ça revienne comme par magie ?

Souviens-toi quand on faisait vibrer les mots, quand les phrases ondulaient. Quand ça sentais les larmes, la sueur, le mal-être, le bonheur ? Quand tu pouvais voir du bout des phalanges la putréfaction des esprits bien pensants ? Quand y’avait tellement de sentiments, de vécu, d’envie de partager tout que ça pouvait se toucher, que ça transpirait en grosses gouttes sur les écrans ? Quand y’avait quelque chose de vivant derrière ces putains de lettres blanches sur fond noir ! Quand y’avait la passion, la déraison, l’envie d’en bouffer jusqu’à plus soif, l’impression d’avoir toujours plus de choses à dire, que tu serais jamais rassassié d’épandre tout ce que tu peux penser ou ressentir ! Quand ta vie avait un sens, un non-sens, ou n’importe quel sens au moins ! Que par la seule force d’un mot tu pouvais empêcher la terre de tourner ! Que la vie se répandait comme un virus, comme si rien ne pouvait l’arrêter !

N’oublie pas qui tu est. N’oublie jamais quel est ce démon qui te ronge de l’intérieur, cet ogre qui jamais n’en a assez de tout ce que tu peux déverser. Ne l’oublie pas. Il te ronge. Il te fait vivre. Il te fait avancer. Reculer. Tourner en rond. Mais bouger. L’écriture comme un échappatoire. C’est pas ça. C’est un fléau. Celui qui va remplir toutes ces têtes bien pensantes avec des pensées bien pourries, bien perverses. Assez pour soulever le monde.

Ou au moins rêver un peu…

Je n’ai plus les doigts brisés ! Sous mes yeux la chair se reforme, les os se rassemblent ! Le sang reprends sa place ! Le monde est sous mon contrôle. Sous mes doigts la planète redevient nauséabonde, dégueulasse, puante, vraie. Pouce, index, majeur, annulaire, auriculaire, tous rassemblés, et deux fois plus nombreux ! Derrière eux un paysage de désolation, les plaines du Mordor en plus désertique. Un monde en ébullition complètement décimé. Avec cinq doigts, deux mains, dix doigts, je n’ai aucune limite. Aucune retenue. Je suis libre comme un géant.

Je n’ai plus les doigts brisés. Mais ils peuvent retomber à tout moment. Comme la plus fragile des constructions, tout risque de s’écrouler n’importe quand. C’est la tour de pise qui penche. C’est Venise rongée par le sel qui menace se s’effondrer. C’est tout un monde. Fragilité, puissance, tout est parfaitement ingérable.

Je voudrais pouvoir crier "Journal me revoilà !"

Mais non. Je sais que peut-être demain plus rien. Tout sera mort. Mon cerveau sera reparti en cryogénisation. Tout froid. Amorphe. Inutile. Une masse de chair qui fait presse papier dans le meilleur des cas.

J’ai les doigts brisés. Et puis pas brisés. Et puis brisés. Et puis pas brisés. Et puis… J’en ai marre.