Moi entre vous deux
SCÈNE DEUXIÈME
Les mêmes, AGATHE THÉOCATHOCLÈS, le jeune homme.
AGATHE. - Ô mon amour chéri, tu as bien compris, n’est-ce pas ?
LE JEUNE HOMME. - Oui. J’aurais réponse à tout.
AGATHE. - S’il te trouve dans l’escalier ?
LE JEUNE HOMME. - Je venais voir le médecin qui habite au-dessus.
AGATHE. - Tu oublies déjà ! C’est un vétérinaire. Achète un chien… S’il me trouve dans tes bras ?
LE JEUNE HOMME. - Je t’ai ramassée au milieu de la rue, la cheville foulée.
AGATHE. - Si c’est dans notre cuisine ?
LE JEUNE HOMME. - Je fais l’homme ivre. Je ne sais où je suis. Je casse tous les verres.
AGATHE. - Un seul suffit, chéri ! Un petit. Les grands sont en cristal… Si c’est dans notre chambre, et que nous soyons habillés ?
LE JEUNE HOMME. - Que c’est lui justement que je cherche, pour parler politique. Qu’il faut vraiment venir là pour le trouver.
AGATHE. - Si c’est dans notre chambre, et que nous soyons déshabillés ?
LE JEUNE HOMME. - Que je suis entré par surprise, que tu me résistes, que tu es la perfidie même, qui vous aguiche, depuis six mois, et vous reçoit en voleur, le moment arrivé… Une grue !
AGATHE. - Ô mon amour !
LE JEUNE HOMME. - Une vraie grue !...
AGATHE. - J’ai entendu… Ô chéri, le jour approche, et je t’ai eu une heure à peine, et combien de temps encore va-t-il consentir à croire que je suis somnambule, et qu’il est moins dangereux de me laisser errer dans les bosquets que sur les toits ? Ô mon coeur, crois-tu qu’il soit un mensonge qui me permette de t’avoir la nuit dans notre lit, moi entre vous deux, et que tout lui paraisse naturel ?
LE JEUNE HOMME. - Cherche bien. Tu le trouveras.
AGATHE. - Un mensonge grâce auquel vous puissiez même vous parler l’un à l’autre, si cela vous plaît, par-dessus ton Agathe, de vos élections et de vos courses… Et qu’il ne se doute de rien… C’est cela qu’il nous faut, c’est cela !
LE JEUNE HOMME. - Juste cela.
AGATHE. - Hélas ! Pourquoi est-il si vaniteux, pourquoi a-t-il le sommeil si léger, pourquoi m’adore-t-il ?
LE JEUNE HOMME. - C’est la litanie éternelle. Pourquoi l’as-tu épousé ! Pourquoi l’as-tu aimé !
AGATHE. - Moi ! Menteur ! Je n’ai jamais aimé que toi !
LE JEUNE HOMME. - Que moi ! Songe dans les bras de qui je t’ai trouvée avant-hier !
AGATHE. - C’est que justement j’avais pris une entorse. Celui dont tu parles me rapportait.
LE JEUNE HOMME. - Je connais depuis une minute l’histoire de l’entorse.
AGATHE. - Tu ne connais rien. Tu ne comprends rien. Tu ne comprends pas que cet accident m’en a donné l’idée pour nous !
LE JEUNE HOMME. - Quand je le croise dans ton escalier, il est sans chiens, je t’assure, et sans chats.
AGATHE. - C’est un cavalier. On n’amène pas les chevaux à la consultation.
LE JEUNE HOMME. - Et toujours il sort de chez toi.
AGATHE. - Pourquoi me forces-tu à trahir un secret d’État ! Il vient consulter mon mari. On soupçonne un complot dans la ville. Je t’en conjure : ne le dis à personne. Ce serait sa révocation. Tu me mettrais sur la paille.
LE JEUNE HOMME. - Un soir, il se hâtait, son écharpe mal mise, sa tunique entrouverte.
AGATHE. - Je le pense bien. C’est le jour où il avait voulu m’embrasser. Je l’ai reçu !
LE JEUNE HOMME. - Tu ne lui as pas permis de t’embrasser, puissant comme il est ? J’attendais en bas ! Il est resté deux heures.
AGATHE. - Il est resté deux heures, mais je ne lui ai pas permis de m’embrasser.
LE JEUNE HOMME. - Il t’a donc embrassée sans permission. Avoue-le, Agathe, ou je pars !
AGATHE. - Me contraindre à cet aveu ! C’est bien fait pour ma franchise ! Oui, il m’a embrassée… Une seule fois… Et sur le front.
LE JEUNE HOMME. - Et tu ne trouves pas cela horrible ?
AGATHE. - Horrible ? Épouvantable.
LE JEUNE HOMME. - Et tu n’en souffres pas.
AGATHE. - Pas du tout… Ah, si j’en souffre ? À mourir ! À mourir ! Embrasse-moi, chéri. Maintenant tu sais tout, et au fond j’en suis heureuse. Tu n’aimes pas mieux que tout soit clair entre nous ?
LE JEUNE HOMME. - Oui. Je préfère tout au mensonge.
AGATHE. - Quelle gentille façon de dire que tu me préfères à tout, mon amour !...
Agathe et le jeune homme sortent.
(Electre, Acte II, scène deuxième, Jean Gireaudoux)