Les Chroniques de Valentin

Litanies de mon triste coeur

Mon coeur repu de tout est un vieux corbillard
Que traînent au néant des chevaux de brouillard.

Prométhée et vautour, châtiment et blasphème,
Mon coeur est un cancer qui se ronge lui-même.

Mon coeur est un bourdon qui tinte chaque jour
Le glas d’un dernier rêve en allé sans retour.

Mon coeur est un gourmet blasé par l’espérance
Qui trouve tout hélas ! plus fade qu’un lait rance.

Mon coeur est un noyé vidé d’âme et d’espoirs
Qu’étreint la pieuvre Spleen en ses mille suçoirs.

Mon coeur est une horloge oubliée à demeure
Qui bien que je sois mort s’obstine à sonner l’heure.

Mon coeur est un ivrogne altéré bien que saoûl
De ce vin noir qu’on nomme universel dégoût,

Mon coeur est un terreau tiède, gras, et fétide
Où poussent des fleurs d’or malsaines et splendides !

Mon coeur est un cercueil où j’ai couché mes morts…
Taisez-vous, airs jadis chantés, lointains accords !

Mon coeur est un tyran morne et puissant d’Asie,
Qui de rêves sanglants en vain se rassasie.

Mon coeur est un infâme et louche lupanar
Que hantent nuit et jour d’obscènes cauchemars.

C’est un feu d’artifice enfin qu’avant la fête
Ont à jamais trempé l’averse et la tempête.

Mon coeur.... Ah ! pourquoi donc ai-je un coeur ? Ah ! pourquoi
Ma vie et l’Univers ? la Nature et la Loi ?

(Jules Laforgue, poésie, 1880)